• La culture villageoise dans le Haut-Maine (1750 - 1780) extrait d'un récit d'Anne Fillon historienne

     

    La culture villageoise dans le Haut-Maine (1750-1780)

    par Anne FlLLON (extrait www.persée.fr) historienne Université du Maine

    "Je vous propose d'observer, dans le Haut-Maine1, une culture que j'appellerai « villageoise » plutôt que paysanne afin d'intégrer dans mon propos les artisans et petits marchands du bourg2.

    Nous choisirons deux angles d'observation : l'évolution de la culture dite « matérielle » et les changements dans un certain nombre de rapports sociaux, qui révèlent un nouvel outillage mental. Puis nous essaierons de retrouver les chemins de la nouvelle culture : voies royales ou sentiers buissonniers3.

    La culture matérielle

    Les villageois qui se marient en 1750 sont déjà gens du repas à table, du pain quotidien, du lit clos garni de toile, du vêtement du dimanche et du linge blanc.

    La table remplace en effet, entre 1680 et 1715, le banc garni de sa nappe « ban- quetonne » trouvé si fréquemment dans les inventaires du XVIIe siècle, et que nous restituent les Frères Le Nain dans plusieurs de leurs tableaux. Une fois installée, la longue table à « liettes » et flanquées de ses « bancelles »4, n'évoluera plus jusqu'à ce que, dans les années 1960, le formica vienne la détrôner. On remarque qu'elle s'est installée rapidement, définitivement, et sans copier les modèles des élites, le château n'ayant pas encore de table fixe à manger, et la bourgeoisie villageoise possédant plus souvent des tables ovales.

    A la mi-siècle, l'abandon de la vaisselle d'étain - trop chère - va multiplier les outils de repas. Le plat et la soupière, qui ne sont pas objets de cuisson mais de présentation et de service, achèvent de conférer au repas son rituel collectif. Ajoutons qu'au bourg, dans la seconde moitié du siècle, la fourchette, plus fréquente qu'on ne le croit, comblera le fossé qui séparait encore les gestes des artisans et marchands de ceux des bourgeois de villages.

    Et dans l'assiette direz- vous ? On trouve toujours la soupe, trois fois par jour, élément essentiel de la nourriture. Jean-Baptiste Le Prince, cirier manceau, distingue, parmi les hommes qui travaillent aux travaux de son château d'Ardenay, les « nourris » des « trempés »5. Mais la soupe est désormais trempée sur du pain. Le pain et le four, sont devenus des éléments quasi-symboliques du standing des gens qui ne sont pas « sans feu ni lieu », donc, selon un glissement vite adopté par la langue villageoise, « sans foi ni loi ». Et encore observe-t-on que le mendiant, celui qui cherche sa vie, est plus souvent désigné désormais comme celui qui cherche son pain. La bouillie de céréales n'est plus que nourriture d'enfant et de vieillard. La crêpe devient un mets festif, lié rituellement à quelques dates précises du calendrier liturgique, ce qui paraît distinguer le Haut-Maine du Bas- Maine et de la Bretagne.

    Si le porc est plus fréquent, ce n'est pas un phénomène culturel mais économique : le « cochon nourritureau » est moins souvent vendu avant son sacrifice pour payer le loyer et les impôts. En revanche, le fromage est au cœur du changement culturel. Louis Simon en date l'apparition dans son village à l'arrivée d'une femme venue d'une petite ville située à deux lieues. Je l'ai retrouvée, en 1756, lorsqu'elle épouse un marchand colporteur. Avant, écrit Louis Simon, « on donnait le lait caillé aux pauvres et aux cochons »6. Vérification faite, la faicelle7 est presque introuvable avant cette date à la Fontaine Saint-Martin, puis elle se répand rapidement d'abord au bourg, ensuite dans la campagne. Et la carte des fromages traditionnels de France fait apparaître ce que Jean-Robert Pitte, son auteur, appelle « un désert armoricain », qui inclut bien sûr le Maine8. On voit que non seulement « l'advenue » a été acceptée, mais aussi son bagage culturel.

    Cette évolution des mentalités va marquer l'entrée du cru dans une alimentation jusque-là vouée au cuit. Ronsard, vendômois, se régalait déjà de boursette, de pâquerette ou de primprenelle en salade9, mais il était gentilhomme. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les salades poussaient toujours dans le potager du château, et les propriétaires de maisons de maîtres - ou les lointains abbés des prieurés en commande - imposaient qu'on leur cultivât et qu'on leur apprêtât leurs salades, lorsqu'ils séjournaient. Mais le buon d'huile et la bouteille de vin aigre ne seront le signe d'une consommation de masse que dans la seconde moitié du siècle. Auparavant, les herbes crues étaient considérés par les villageois comme nourriture de logiste10, de vagabond, et de crève-la-faim.

    Certains blocages céderont lentement. On connaît celui qui s'attachait à la pomme de terre. Louis Simon, confirmant le jardin « terre d'expérience » de Fernand Braudel11, en conte l'histoire, depuis la plante exotique élevée comme une curiosité vers 1750, jusqu'aux tentatives progressistes qui substituent peu à peu à la « truffle » rouge, la blanche, puis la ronde ou « truffle de Lion » et enfin la jaune. Quand il écrit - au plus tard en 1809 - la consommation de la pomme de terre est un non-événement :

    je ne dirai rien du bien que nous fait ce fruit, tout le monde le connaît dans ce pays.

    Notons qu'elle apparaissait déjà, au chapitre des récoltes, dans quelques inventaires de 1750, chez des fermiers de curés et de nobles éclairés.

    C'est seulement au début du XIXe siècle, que la paysannerie - et elle seule cette fois - trouvera son menu quotidien pour le souper : la « salade de campagne » faite de chicorée - victoire du cru - de pommes de terre - victoire sur les préjugés - et de crème - conquête possible grâce aux prairies artificielles qui développent l'élevage bovin et permettent de consommer à la fois lait, beurre, fromage et crème. Des blocages subsisteront pourtant : l'oseille, l'asperge et l'artichaut, que les paysans voient et qu'ils cultivent même parfois pour leurs propriétaires, aux termes de leur bail, seront exclus de leurs tables pendant encore des décennies.

    Depuis 1740, le lit sans bois, sans plafond ou sans rideaux, est signalé par le notaire comme une anomalie12. Le lit du couple est devenu une véritable chambre à coucher, objet d'un renfermement de plus en plus sophistiqué : trois, puis quatre et cinq rideaux dont une partie glisse fonctionnellement sur des tringles, pour s'ouvrir et se fermer au rythme des phases de jour et des phases de nuit. Le sommeil dans des draps est devenu la norme, comme aussi l'achat au marchand d'une couverture foulée, chaude et moelleuse, qui a remplacé la froide et sèche couverture tissée au village. La couette de plume d'oie a trouvé son enveloppe définitive : le « couettil » serré, notre coutil, élément décisif de progrès qui supprime l'envol permanent du duvet.

    La seconde moitié du siècle verra s'amplifier la différenciation sociale par le linge de lit. Les draps qui avaient toujours mesuré 4 aulnes (4 m 80) vont s'allonger jusqu'à 5 à 6 aulnes (plus de 7 m) pour les plus riches, et se restreindre à 3 aulnes (3 m 60) pour les plus pauvres. Il s'agit probablement chez les plus riches d'un souci de protection de la literie, qui est le capital le plus précieux. Mais c'est aussi le temps où le linge commence à s'amasser dans toutes les nouvelles armoires des foyers les plus favorisés et à jouer les symboles. Au même moment, on observe la descente en cascade, depuis les lits des élites villageoises jusqu'à ceux des groupes moyens, d'éléments non indispensables, qui ne créent pas de confort ajouté. Il s'agit d'éléments de décor : couleur et impression. Ceux qui ont le minimum décent abandonnent les rideaux bricolés à partir de draps et de nappes, pour adopter la toile à carreaux, la serge grise ou même la serge verte, tandis qu'après 1760, artisans et petits marchands acquièrent l'indienne et la toile peinte délaissées par les élites. De même la couverture verte, qui, à défaut de rouge techniquement inaccessible13, régnait depuis 1735-1740 sur les lits des bourgeois, des curés, et des gros laboureurs, s'imposera dans les années 60 chez les autres habitants du bourg, avant d'investir, au tout début du XIXe siècle, les lits des paysans les plus modestes. On verra aussi, mais seulement au milieu du XIXe siècle, l'indienne fabriquée en série, s'étendie en couvre-pieds sur tous les lits paysans. Notons qu'il aura fallu deux siècles entre l'apparition du nouveau matériau à la cour et sa vulgarisation dans les « chaumières ».

    C'est encore un peu avant la période qui nous occupe, vers 1735-40, que les villageois ont abandonné les haillons, dont les Le Nain ont fixé l'image14. Ils ont délaissé la toile barrée, écrue, rayée de brun et de noir des heures de labeur, pour adopter, aux jours de repos, une tenue propre, le vêtement du dimanche, qu'on trouvera jusque chez les journaliers dans le marchepied du lit. Le costume trois pièces des hommes - culotte, veste et habit à basques - en laine sombre mélangée de chanvre, s'offrira même le luxe de copier au rabais celui des élites villageoises15. Le besoin de dignité qui s'exprime dans ce changement de peau s'accompagne d'une découverte de la propreté, non pas encore celle du corps mais celle du linge de corps, qui multiplie d'une manière spectaculaire les chemises masculines, les coiffes et les mouchoirs de col féminins.

    La révolution du costume des jeunes filles se situe, quant à elle, au cœur de notre période, à partir des années 1760. Observons les cadeaux offerts par l'étaminier à sa promise. Il s'agit d'« une jupe de siamoise à petites et grandes rayures »6, c'est- à-dire de coton tissé, d'« un casaquin de picot à fleurs », coton imprimé, le tout venu probablement d'Angers où les manufactures se sont installées aussitôt qu'a cessé la prohibition. Il offre encore un foulard de mousseline de soie, sans doute fabriqué à Tours, et des « boucles de souliers en métal argenté orné de diamant cristal ». On voit que ces éléments du costume transforment radicalement l'austère silhouette féminine traditionnelle. Ils vont modifier à tout jamais le rapport des jeunes femmes avec le vêtement, par la dictature de la mode, une mode venue d'en haut comme Louis Simon l'exprime clairement : c'était « très distingué », « tout dans le nouveau goût »6. Ces parures seront bientôt un « must » pour les jeunes villageoises, après l'avoir été sous la Régence pour les dames de la cour. Les inventaires confirment exactement la descente en cascade évoquée par Louis Simon depuis « les dames les plus riches » jusqu'aux « femmes du commun », aux domestiques et même aux pauvres6. Celle-ci nous est décrite dans un petit chapitre appelé « Nouveautés arrivées pendant ma vie en France »6, qu'il récite comme un credo, et qui constitue un témoignage exceptionnel sur la conscience qu'avait notre villageois du Progrès.

    Si la première révolution du vêtement paraît bien née du désir de promotion humaine, la seconde semble directement liée au souci de plaire, pour le donateur comme pour la donataire. Nous abordons là un domaine de la culture matérielle qui touche aux rapports sociaux."

     


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